« Ne m’approche pas, humain ! »
Il fit un pas en arrière, retroussant le nez devant l’épouvantable parfum d’ail que l’homme dégageait. Cela l’incommodait au plus haut point et il avait du mal à se concentrer sur autre chose que cette puanteur abominable. Il porta la main à son cœur, râlant avec fureur, reculant devant le crucifix que cet humain lui tendait.
« Cessez de fuir, Comte. Vous avez déjà perdu, vous le savez. Alors rendez vous. »
Dracula secoua la tête tout en montrant les crocs, mais la volonté de l’humain ne vacillait pas. Il se rapprocha encore un peu et le Comte vit sa main se resserrer sur le pieu de bois.
Il en conçut une terrible rage.
« Penses tu vraiment pouvoir me tuer, misérable humain ? » gronda-t-il en écarquillant ses yeux sanglants « Tu es un simple mortel, tu n’es rien face à moi ! »
Et pourtant, le Comte reculait. La simple vue de l’argent lui brûlait les yeux et son odorat trop aiguisé le mettait au supplice. Des râles menaçants grondaient dans sa gorge, comme ceux d’un chien acculé qui s’apprête à mordre.
Il leva les yeux vers la lune, sa compagne pour l’éternité, mais son sort la laissait indifférente. Celle avec qui il avait passé de si belles nuits l’abandonnait aujourd’hui.
Il était seul devant l’Enfer.
Privé de ses pouvoirs par les grigris maléfiques de cet homme, Dracula se savait pris au piège. Il lui aurait été possible de courir - cela il en était encore capable - mais le noble sang qui coulait dans ses veines, celui de la famille royale de Valachie, l’empêchait de céder à une telle couardise. De plus, n’était-il pas la créature la plus puissante sur cette Terre ? Qu’avait-il donc à craindre d’un humain ?
Risquant le tout pour le tout, il se jeta soudainement en avant, la bouche grande ouverte sur la gorge de son ennemi. Mais celui-ci n’hésita pas une seule seconde et planta son pieu dans la poitrine du vampire.
Le Comte hurla de douleur et porta les mains à son cœur blessé. Il tituba et baissa des yeux stupéfaits sur le flot de sang noir qui filait entre ses doigts. Il était incapable d’admettre qu’il était réellement touché, grièvement qui plus est.
Lui, vaincu par un vieillard ? L’immortel Comte Dracula avait-il finalement perdu sa course contre la vie ?
« C’est impossible… » souffla-t-il en écartant ses doigts poisseux et gluants « Je ne peux pas…mourir.
- Tout le monde meurt un jour, Comte. Même les monstres comme vous. »
Soudain, et malgré tous ses efforts pour rester debout, Dracula se sentit vaciller et il tomba au sol, sur le dos. L’humiliation était insupportable, mais la douleur dans sa poitrine l’était bien plus encore.
Les yeux grands ouverts, il regardait le ciel sans comprendre.
« Est-ce ma dernière nuit ? Après ces siècles d’errance, serais ce la dernière fois que je contemple la lune ? » pensa-t-il avec effarement.
Sa tête bascula de côté et il embrassa du regard le dédale de tombes qui s’étalait devant lui. Il se souvint alors que quelques uns des locataires étaient passés sous ses crocs.
Comme ils devaient se délecter de le voir ainsi à présent ! Il lui semblait presque entendre leur voix criant vengeance sous lui, quelque part dans les flammes infernales de l’Enfer.
Sa prochaine destination…
« Comte Dracula, vous allez mourir maintenant. » déclara solennellement l’humain en se penchant sur lui « J’aurais vengé la mort de Miss Lucy et de milliers d’autres victimes de votre soif… »
Ils restèrent silencieux un moment, écoutant le vent qui sifflait entre les tombes et le sang qui ruisselait sur la poitrine de Dracula. Des larmes rouges commencèrent à couler sur ses joues et il s’en voulut d’une telle faiblesse. Il serra les dents avec force et ses longues canines crissèrent les unes contre les autres. Puis il ne bougea plus pendant un moment, pensif.
« Qui es tu, humain ? » finit-il par demander avec un calme étrangement résigné « De quelle noble lignée viens tu donc pour avoir pu me défaire ainsi ? »
Il planta son regard brûlant dont les flammes s’estompaient petit à petit dans celui de son ennemi. Il cherchait une explication à sa défaite et pensait que seul un seigneur d’une dynastie plus prestigieuse que la sienne avait pu le soumettre. Cependant, l’humain secoua lentement la tête, et les traits du vampire se crispèrent.
« Je m’appelle Abraham Van Helsing et je ne suis qu’un humble docteur » répondit-il tranquillement, puis, soutenant le regard de Dracula, il ajouta : « Le sang ne fait pas tout… Comte ».
Malgré son apparente indifférence, Van Helsing admirait le roi vampire pour son intelligence et sa ténacité. Il le plaignait même un petit peu, condamné qu’il était à la solitude et à l’exclusion éternelle.
Mais quelque fut la pitié qu’il pouvait lui inspirer, Dracula devait mourir. Ces meurtres devaient cesser. De telles créatures ne pouvaient arpenter les nuits et semer la terreur ; elles ne devaient même pas exister. Leur âme en proie à la haine et à la rancœur devait trouver la paix promise à toutes. Et celle de Dracula s’apprêtait à être libérée.
Le vampire poussa un faible gémissement et ses mains cherchèrent fébrilement à retirer le pieu de son cœur. Van Helsing l’en empêcha en agrippant ses mains et fut surpris un instant de la dureté et de la froideur de sa peau. Mais après tout, n’était-il pas déjà un cadavre ?
« Dites moi… Qu’est ce que ça fait de mourir ? » finit-il par demander, laissant échapper la question qui lui brûlait les lèvres depuis un moment.
Dracula émit un rire rauque qui lui fit cracher encore un peu plus de sang.
« Ce n’est pas très agréable » concéda-t-il avec un petit sourire cynique « Mais ne t’en fais pas, mortel, tu le sauras bien assez tôt. »
Il partit à nouveau d’un grand rire enroué et sa poitrine se souleva brusquement. Il eut un hoquet et son corps entier se cambra avec violence. Un gémissement surpris et douloureux lui échappa, puis il retomba doucement au sol. Son visage n’exprimait plus qu’une immense lassitude.
Quelques minutes de silence s’ensuivirent. Le vampire regardait dans le vague, la tête penchée sur le côté. Il paraissait réfléchir.
Sa langue léchait constamment ses lèvres tâchées de sang. Sa vie continuait de s’écouler au rythme de son cœur, et pourtant…
« Pourquoi … ? » murmura-t-il, comme se parlant à lui-même.
Van Helsing, extirpé de sa rêverie, fut intrigué par ses paroles et le pria de répéter.
« Pourquoi hésites-tu à me tuer, humain ? » demanda-t-il finalement en se tournant vers son ennemi.
Van Helsing parut stupéfait de cette question et répliqua presque immédiatement.
« Mais je vous ai déjà…
- Pas de cela avec moi, mortel » l’interrompit-il avec fermeté « Tu sais tout aussi bien que moi que, malgré la gravité de ma blessure, cela n’est pas suffisant pour me tuer. Qu’attends tu pour me trancher la tête, fourrer ma bouche de ton ail immonde, brûler mon corps et « libérer mon âme de sa damnation éternelle », comme ces balivernes chrétiennes le prêchent ? Aurais tu trop peur de ton Dieu pour ne pas enfoncer ce pieu plus profondément dans mon corps ?
- Dieu me félicitera d’avoir débarrassé la Terre de ta race impure ! » s’emporta soudain Van Helsing, dur comme la glace.
Mais à sa plus grande consternation, le Comte se mit à glousser avec délice, puis son ricanement s’accentua et se mua en un véritable fou rire. Son corps affaibli faisait d’inquiétants soubresauts et le sang coulait en rivière de sa poitrine, mais il ne semblait pas y accorder d’importance. Confus, Van Helsing dut s’inciter au calme et attendit patiemment que le Comte lui explique les raisons de cette soudaine hilarité.
Peu à peu, les rires s’espacèrent, remplacés par une toux grasse et pénible. Aux premiers pics de douleur, les yeux du vampire roulèrent furieusement sur eux-mêmes, comme s’il se demandait avec affolement ce qui pouvait bien lui arriver. Puis, avec un claquement de langue agacé, il était soudain redevenu aussi lucide et silencieux que possible.
Mais à présent, un sourire diabolique étirait ses lèvres écarlates.
« Exterminer ma race ? » répéta-t-il avec un ravissement évident « Vraiment ? Allons allons, moi qui commençais à croire que tu n’étais pas trop stupide pour un humain… »
Son sourire dément grandissait encore un peu, et Van Helsing trouvait très désagréable cette façon que le Comte avait de se payer sa tête. Bien qu’il fusse sur le point de mourir, il parvenait encore à se placer en position de supériorité et à le considérer avec suffisance.
« Cet homme a tenu les reines pendant trop longtemps » pensa le docteur avec amertume.
Comme Van Helsing ne répondait rien, Dracula poursuivit d’un air follement amusé.
« Tu pensais réellement qu’en me tuant la Terre serait débarrassée des vampires ? Pauvre homme, que tu es naïf. Nous sommes des milliers à faucher des vies humaines chaque nuit. Et ma mort n’y changera rien »
Van Helsing blêmit un peu mais ne se départit pas de son assurance.
« Vous mentez. » trancha-t-il avec fermeté « Jamais je n’ai entendu parler d’autres vampires que vous, parce qu’il n’y en a pas d’autres. Vous êtes une erreur de Dieu, et Dieu ne commet jamais deux fois la même erreur. »
Le sourire de Dracula s’élargit encore, et Van Helsing en conclut que la douleur lui avait fait perdre la raison, à compter qu’il ne l’ait pas déjà perdue depuis longtemps. Ou bien étais ce une nouvelle ruse de sa part, une tentative désespérée pour le désarçonner et reprendre l’avantage ?
« Oh vraiment ? » minauda le vampire, répondant à la fois à ses paroles et à ses pensées « Pourtant, votre charmante Miss Lucy -délicieuse gorge d’ailleurs- est devenue une des nôtres une fois que j’eus fini de m’occuper d’elle. Certes, vous l’avez détruite. Un véritable gâchis d’ailleurs. Mais en quatre siècles, elle n’est assurément pas la première que je rallie à mes rangs. Combien de mes victimes rôdent encore à l’heure qu’il est ? Et combien d’autres vampires ont-elles elles-mêmes engendré ? »
Le visage de Van Helsing se décomposait à mesure qu’il comprenait.
Et lui qui pensait débarrasser l’humanité de la menace vampirique ! Il avait beau avoir mis le maître des vampires hors d’état de nuire, il n’avait pas un seul instant pensé à la démoniaque progéniture qu’il laissait derrière lui. Mais comment n’y avait-il pas songé plus tôt ?
« De plus, » reprit Dracula désormais d’excellente humeur « Il est absolument impossible que je sois un cas isolé. D’autres vampires originels, comme moi, ont du surgir des profondeurs de l’Enfer et créer leur propre descendance. Aaah, quand je songe à tous ces petits vampires qui grouillent sur cette Terre, prenant des vies humaines au hasard de leurs envies, mon cœur en tremble d’émotion ! »
Il était tellement réjoui qu’il en venait presque à oublier qu’il avait un pieu enfoncé dans le cœur. Le visage anéanti de son ennemi valait bien cette souffrance.
Van Helsing tomba à genoux et resta silencieux un moment, les yeux perdus dans le lointain. Une vague de désespoir s’insinuait sournoisement dans son cœur, annihilant le sentiment de triomphe qui s’y était installé. Sa haine envers les vampires, ces créatures infernales qui brisaient la vie des vivants, lui soufflaient que sa tâche n’était pas terminée. Pas avant que le dernier d’entre eux ne soit tombé.
« Mais je suis trop vieux maintenant… » souffla-t-il avec dans la voix un accent de détresse « Je ne peux pas faire cela tout seul… »
Le docteur plongea sa tête entre ses mains, accablé par la terrible mission qu’il s’était lui-même attribué. Dracula l’observait, un petit sourire tranquille flottant sur ses lèvres. Et Van Helsing qui ne lui donnait toujours pas le coup de grâce…
Le roi vampire sut que ce n’était pas la fin pour lui. Oh non, il aurait encore bien des nuits à vivre…
Il contempla le ciel, se sentant revivre de nouveau, et sourit à la lune.
« Juste toi et moi, ma belle… » pensa-t-il en fermant les yeux, apaisé.
~ A suivre ?